Professeur Khalidou Sy

« Le chercheur du mois » est une tribune du Réseau africain d’analyse du discours (R2AD), qui fait la promotion des acteurs, des enseignants et enseignants-chercheurs du domaine de l’analyse du discours en Afrique. Cette tribune se veut le creuset de la valorisation de la recherche, des productions et des parcours exceptionnels. Pour cette tribune, d’action promotionnelle des compétences du R2AD, le Professeur Khalidou Sy est notre « chercheur du mois ». Entretien.

1- Bonjour Professeur, présentez-vous s’il vous plaît. Votre biographie en quelques lignes ?

Je suis enseignant-chercheur à l’UFR Lettres et Sciences Humaines de l’Université Gaston Berger de St-Louis, au Sénégal. J’enseigne la sémiotique, la littérature comparée et la communication sociale.
Je suis né dans le Nord du Sénégal, à la frontière avec la Mauritanie, dans l’actuelle région de Matam. J’ai fait l’essentiel de mes études au Sénégal jusqu’à ma thèse de 3è cycle en littérature générale et comparée soutenue en 1994 sous la direction du professeur Jean-Michel GLICKSOHN (Sorbonne-Paris IV en détachement à Dakar). Plus tard je suis parti en Suisse (université de Fribourg, 2002-2003), pour des études de sociologie de la communication et des medias avec le professeur Jean WIDMER, et en 2006-2009 je suis reparti en France, au Centre de Recherches Comparatistes de Paris 3 Sorbonne Nouvelle pour des recherches en littérature générale et comparée. Puis en 2016 j’ai fait mon habilitation à diriger les recherches (HDR) en Sciences du langage (Sémiotique) sous la supervision du professeur Jacques FONTANILLE au Centre de Recherches Sémiotiques (CeReS) de l’Université de Limoges.
J’ai enseigné au Lycée de 1993 à 2000 avant d’être recruté par l’Université Cheik Anta DIOP de Dakar (Ecole Normale Supérieure devenue plus tard Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation). Enfin en 2012 j’ai démissionné de l’Université Cheik Anta DIOP de Dakar pour rejoindre l’Université Gaston Berger de St-Louis qui m’offrait l’opportunité de pouvoir recentrer mes enseignements et mes encadrements autour de mes propres recherches en littérature comparée et en Sciences du langage.
A côté de mes activités d’enseignement et de recherche je suis très engagé sur les questions de défense du système éducatif (responsable syndical dans l’enseignement supérieur), de développement à la base et de citoyenneté.

2- Dans le cadre de sa tribune d’actions promotionnelles des valeurs et compétences du R2AD, vous avez été désigné « chercheur du mois », quel est votre sentiment ?

C’est un sentiment de joie et de fierté d’avoir été choisi par R2AD qui représente aujourd’hui, à l’échelle sous régionale et même internationale, une institution fondatrice.

3- Comment êtes-vous arrivé à l’enseignement supérieur et à la recherche scientifique ?

L’enseignement supérieur a été une suite logique après ma thèse de doctorat et le profil pédagogique qui était le mien à cette époque. Cependant mon rêve d’étudiant c’était quand même d’être chercheur pour pouvoir me consacrer essentiellement à la recherche scientifique.
C’est peut-être la mise en place du programme Formation-Relève par la France pour remplacer les assistants techniques qui enseignaient encore au Sénégal qui m’a amené dans l’enseignement en réalité. Et j’ai fini par mordre et à l’appât et à l’hameçon (rire). Mais c’est vrai que la recherche c’est toute ma vie et pour cette raison que j’ai fait de mon mieux pour ne pas rester dans une seule spécialité. Quand bien même toutes mes recherches sont portées par un seul fil rouge : construire une théorie unifiée du sens.

4 – Comment avez-vous « rencontré » l’AD ?

J’ai rencontré l’analyse du discours quand je me suis engagé dans ma thèse de 3è cycle et que j’ai décidé de faire de la sémiotique littéraire. Il faut tout de même attendre 2002 et ma rencontre avec le professeur Jean WIDMER et l’ethnométhodologie comme approche radical pour prendre vraiment conscience de la socialité du sens. Je suis donc passé de la sémiotique littéraire à la sémiotique du discours et à prendre pour sujet de DEA de sociologie de la communication et des médias « La publicisation du NEPAD : espace public et projet de développement ». Je considérais ce que l’on appelle communauté internationale d’abord et avant tout comme espace interdiscursif et j’essayais de comprendre le statut de l’énonciation africaine dans cette configuration interdiscursive. On voit alors que mon réancrage dans les sciences du langage par une HDR plus tard n’est qu’une suite logique de mes préoccupations méthodologiques, voire épistémologiques.

5 – Quel regard portez-vous sur la recherche en Afrique de façon générale et plus spécifiquement sur le domaine de l’Analyse du Discours ?

Malheureusement la recherche est le parent pauvre dans nos universités pour ne pas dire dans nos Etats. Et nos dirigeants n’ont pas encore compris qu’il n’y a pas de développement sans développement de la recherche et pas de développement de la recherche sans investissement massif dans la recherche et dans l’innovation. Mais il faut aussi que les chercheurs africains réfléchissent prioritairement sur les problèmes de l’Afrique, en étant convaincus que d’autres épistémologies sont possibles, d’autres paradigmes sont possibles. Bien évidemment l’Analyse du discours n’échappe pas à ce constat, même si force est de reconnaître que la mise en place de R2AD est un pas important pour fédérer les énergies, mutualiser les expériences pour impulser des ruptures épistémologiques. C’est à cette seule condition que l’analyse du discours en Afrique pourra s’ouvrir au monde et ouvrir le monde à l’Afrique parce qu’elle se sera rendue visible et crédible.

6- L’Analyse du Discours dans votre pays ? Quelles pratiques, quelles réalités ?

L’Analyse du discours au Sénégal, pendant très longtemps, a été le fait d’individualités isolées avec des préoccupations très diverses. Il y a eu au départ aussi une forte prédominance didactique avec surtout la linguistique textuelle. C’est seulement à partir des années 2000 que des enseignements explicitement estampillés AD commencent à voir le jour dans nos Universités avec un petit noyau. Mais aujourd’hui, il y a un réel engouement des enseignants comme des étudiants avec de plus en plus de mémoires et de thèses qui sont soutenus. Il manque encore une structuration de la discipline pour encadrer les pratiques et donner une visibilité et une lisibilité meilleures de l’expertise d’une part et d’autre part des enjeux académiques mais aussi publics.

7- Revenons sur votre parcours, quel est votre regard à ce jour, sur tout ce chemin parcouru ?

Je me dis, après 29 ans au service de l’enseignement et dont 22 ans à l’Université, que j’ai fait du chemin mais surtout qu’il me reste encore beaucoup de chemin à faire. Il fut un temps où j’avais beaucoup de mal à vendre ma marchandise, même à certains de mes collègues, aujourd’hui l’analyse du discours, la sémiotique et une autre vision de la littérature comparée sont entrées dans les mœurs, si j’ose dire. Des mémoires et des thèses sont de plus soutenus avec de nouveaux questionnements, de nouvelles méthodologies et même de nouveaux corpus. GRADIS a été la première structure universitaire au Sénégal entièrement dédiée à l’analyse du discours et la revue Gradis (devenue depuis janvier 2022, avec son numéro 6, KOŃNGOL-Gradis. En Pulaar, c’est-à-dire la langue Peule ou Fulfulde, KOŃNGOL peut traduire Discours, Parole, Acte de langage, entre autres. On pourrait entendre le nouveau titre comme La Parole de Gradis) est encore la seule revue essentiellement consacrée à l’analyse des manifestations langagières envisagées du point de vue discursif. Il faut continuer à former la jeunesse africaine pour affronter le monde avec les mêmes armes que les autres. Si je peux y contribuer, ce serait déjà une belle aventure.

8- A votre avis, quel est la place et le rôle du chercheur africain aujourd’hui dans le monde ?

Je crois que le chercheur africain aujourd’hui plus que par le passé a une responsabilité à la fois intellectuelle et politique : le chercheur africain est d’abord un chercheur tout court qui doit faire ses preuves devant ses pairs au plus haut niveau ensuite chacun de ses actes doit être doit contribuer à faire advenir le futur africain, à ancrer l’Afrique dans le temps du monde, définitivement.

9- Que nous diriez-vous, si vous deviez résumer les résultats de vos travaux et leur utilité, leur impact sur la société africaine ?

De l’extérieur mon parcours peut paraître éclectique (Littéraire comparée, Sémiotique, Communication sociale, Sciences de la culture, en gros) mais il est tendu par un même questionnement : en quoi l’hétérogénéité radicale est-elle non seulement le mode de donation du sens mais aussi le fondement de la socialité du sens même? Un tel questionnement m’a amené à réinterroger à nouveaux frais des objets africains pour essayer de comprendre la grammaire du sens en Afrique, dans et par les sociétés africaines. Une telle démarche exige de nouvelles épistémologies et de nouveaux paradigmes. On n’est jamais sûr de ce qu’on a apporté mais on sait ce que l’on cherche à faire : élaborer une théorie unifiée du sens que j’appelle Sémiotique de la complexité, un appareillage conceptuel et méthodologique pour aborder autrement la complexité de l’Afrique et du monde.

10- Quelles sont vos lectures du moment ? Avez-vous un coup de cœur à partager avec nous ?

Oui je suis en train de lire le dernier ouvrage de Jacques FONTANILLE qui revient avec un nouvel argumentaire sur la problématique du sujet collectif (Ensemble. Pour une anthropologie du politique, Lièges, Edition Siglia, 2021), l’excellente somme de Pierluigi Basso FOSSALI avec un regard pénétrant sur la culture (Vers une écologie sémiotique de la Culture. Perception, gestion et réappropriation du sens, Limoges, Editions Lambert Lucas, 2017) et enfin je relis avec beaucoup d’intérêt (comme à chaque relecture des grandes œuvres d’ailleurs) les pistes qu’ouvre Jean Fisette à partir de la sémiotique de Charles Sander Peirce (Pour une pragmatique de la signification, Montréal, Editions XYZ, 1996). Eu égards aux enjeux des mobilisations sociales en Afrique et des nouvelles expressions de la citoyenneté, je conseille de lire l’ouvrage de Jacques FONTANILLE qui est une contribution majeure à l’analyse des collectifs, d’un point de vue sémiotique bien entendu.

Merci Professeur.