
La tribune « Le chercheur du mois » est un creuset de la valorisation des recherches, des productions et des réalisations académiques et scientifiques des membres du réseau.
Ce mois de juin, la Professeure Aimée-Danielle LEZOU KOFFI, Présidente fondatrice du R2AD et Coordinatrice du Programme Thématique de Recherche : LANGUES, SOCIETES, CULTURES ET CIVILISATIONS du CAMES (PTR-LSCC-CAMES) est notre « chercheure du mois ». Entretien.
R2AD’COM : Bonjour Professeure. Si vous devez vous présenter Professeure, qui est Aimée-Danielle LEZOU KOFFI ? Votre biographie en quelques lignes ?
ADLK : Bonjour. Merci à la cellule communication du R2AD de m’offrir cette lucarne. Je suis Aimée-Danielle LEZOU KOFFI, enseignante-chercheure au département de Lettres modernes de l’Université Félix Houphouët-Boigny depuis Février 2002, déjà 20 ans. Je suis, depuis le 8 Décembre 2021, la coordinatrice du Programme thématique de recherche Langues, Sociétés, Cultures et Civilisations du CAMES. Je suis également la vice-doyenne en charge de la recherche de l’UFR Langues, Littératures et Civilisations depuis 2017 et présidente du R2AD depuis l’AG constitutive de Juin 2021 et enfin présidente du comité d’éthique et de déontologie de l’Université Félix Houphouët-Boigny depuis quelques semaines.
R2AD’COM : Dans le cadre de sa tribune d’actions promotionnelles des valeurs et compétences du R2AD, vous avez été désignée « chercheure du mois », quel est votre sentiment ?
ADLK : Je suis flattée et honorée d’avoir été nominée « chercheure du mois » du R2AD. Vous savez, l’une des difficultés des chercheurs africains, hormis les problèmes du financement de la recherche, reste l’absence de visibilité de leurs recherches et d’autres activités scientifiques et académiques dans lesquelles ils sont engagés. Des actions comme celle-ci les révèlent ainsi que leurs réalisations, à la communauté scientifique. Notre objectif à long terme, c’est de favoriser des collaborations académiques et scientifiques entre chercheurs du Sud et spécifiquement d’Afrique. Malheureusement, bien trop souvent, dans le même département ou le même laboratoire, nous nous ignorons, nous ne nous lisons pas, nous ne nous citons pas non plus et nos étudiants reproduisent ces attitudes. C’est dommage et il faudrait que cela change. Le R2AD souhaite engager les chercheurs et enseignants-chercheurs africains à jouer « collectif » parce qu’ensemble, on va loin.
R2AD’COM : Vous êtes enseignante-chercheure, quel regard portez-vous sur la recherche en Afrique de façon générale et plus spécifiquement sur l’Analyse du Discours ?
ADLK : Vous savez, en 2019, un article du Journal La Croix soulignait que l’Afrique « ne compte que 2,4 % des chercheurs, 2,6 % des publications scientifiques et 0,1 % des dépôts de brevets ». Et ce même article de reconnaître qu’il y a quand même des avancées alors que la situation est en deçà de ces statistiques en Afrique subsaharienne car l’Afrique du Sud et l’Égypte se taillent la part du lion. Les chantiers semblent titanesques parce que nous manquons de moyens, la recherche étant très peu subventionnée. Et la situation n’est pas différente pour l’Analyse du Discours (AD) qui semble un îlot dans la recherche en Sciences du langage en Afrique. Les départements de sciences du langage (puisque nous sommes pratiquement tous, des AD linguistes) ont été créés avec des objectifs clairs : décrire les langues africaines. Puis, les problématiques de contact des langues, de variétés de langues, de diglossie, de didactique des langues et des cultures etc se sont imposées eu égard à nos contextes sociolinguistiques spécifiques qui mettent en présence des langues occidentales, généralement celles imposées par la colonisation (le français, l’anglais, l’allemand, le portugais) ou étudiées en tant que langues étrangères dans les différents systèmes éducatifs. C’est dans ce contexte de recherche qu’arrivent les spécialistes d’analyse du discours, de fait à la marge des différentes activités des laboratoires et des départements. De plus, du fait de la transversalité de l’AD, de la multiplicité de ses approches et de la variété des objets, ces spécialistes ont eu de la peine à se rencontrer et se retrouver. L’on compte sur le bout des doigts des rassemblements scientifiques ou des numéros de revues exclusivement dédiés à l’AD en Afrique. Comment, dans ces conditions, participer au développement de la discipline à partir de l’Afrique ? Comment prendre en charge les nombreux étudiants qui s’y intéressent ? Pour répondre à votre question, je dirai que l’AD était assez marginale dans nos institutions mais l’enthousiasme des pionniers tend à inverser cette tendance. Ensemble, j’en suis sûre, nous contribuerons au développement des « idées discursives ». La posture de pionnier est assez confortable et l’on sent chez certains collègues, une volonté de se particulariser qui les font se raidir sur des approches jusqu’à les ériger en disciplines autonomes. Des discussions ouvertes et sans faux-fuyants devraient régler tous ces malentendus. L’avènement du R2AD avec des partenariats et des projets de recherche d’envergure devrait accélérer les choses et rassembler les uns et les autres.
R2AD’COM : Justement professeure, et si vous nous parliez de la création du R2AD ?
ADLK : La création du R2AD répond aux préoccupations énoncées ci-dessus. En réalité, j’ai réalisé que nous avions tous les mêmes préoccupations : la sensation désagréable d’être à la marge, de devoir nous adapter à des thématiques souvent éloignées de nos centres d’intérêt et surtout la pénible expérience d’une recherche solitaire. A la suite d’une longue discussion au cours de laquelle je lui ai expliqué ma vision, j’ai demandé au Dr Houessou (UAO, Côte d’Ivoire) d’écrire un projet que nous avons affiné. Puis, je l’ai proposé à trois collègues (Prof. Bohui, Prof Mbow et Dr Maître de Conférences Kalidou Sy) qui partageaient mes idées. Nous sommes entrés en contact les uns avec les autres, nous avons fait connaissance et l’aventure a ainsi commencé. Nous avons peaufiné le projet à huit mains puis, nous avons travaillé à lui donner une identité et des objectifs… Il me faut, à ce stade, leur exprimer toute ma gratitude car ils m’ont laissée mener la barque tout en réagissant toujours promptement lorsque je les sollicitais. En Octobre 2019, le projet de création du R2AD a été diffusé et l’engouement des collègues nous réjouit. Nous étions une trentaine de chercheurs (en ligne et en présentiel) aux journées de lancement en Juin 2021. Dans la foulée, nous avons tenu l’Assemblée Constitutive. Aujourd’hui, le R2AD est une association de chercheurs, déclarée auprès des autorités ivoiriennes. J’en suis la présidente et la structure du réseau permet d’identifier ses piliers : (1) la cellule FORMATION qui renforce les capacités des uns et des autres à travers des séminaires, des conférences et des ateliers ; (2) la contribution au développement des idées discursives avec la cellule Cogito ; (3) la cellule expertise qui participe à des activités et des programmes de développement ; (4) la communication qui travaille à la visibilité du Réseau et de ses membres. Depuis la création du réseau, nous sommes associés à des activités de recherche de laboratoires et d’autres réseaux : groupe ADARR et Discourse.Net. Nous bénéficions, grâce à Mme la Professeure Marie-Anne Paveau d’un accompagnement du laboratoire Pléiade de l’Université Sorbonne Nord (Paris 13) pour un projet de cartographie de l’ Analyse du discours en Afrique subsaharienne. Dans ce cadre, sont prévues des enquêtes de terrain au Sénégal (Juin 2022), en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Togo et peut-être au Niger (Mars 2023). Nous avons également lancé des prix de la meilleure thèse et meilleure recherche pour susciter une saine émulation parmi les jeunes. Enfin, nous avons signé deux partenariats : en novembre dernier avec le réseau REGARD (Bénin) et le CADIS (Roumanie). Un troisième devrait être signé avec le GRADIS (Sénégal) à l’issue de la mission de Juin. Enfin, l’argumentaire de notre premier congrès est lancé. Il se tiendra du 14 au 16 Juin 2023 à l’Université Gaston Berger(Sénégal). Aujourd’hui, le défi pour nous est de capitaliser toutes ces opportunités afin de produire des savoirs de référence par des chercheurs africains et développer, je le répète, un ESPRIT COLLECTIF.
Depuis son lancement en octobre 2021, la rubrique «le chercheur du mois » permet à la communauté scientifique de découvrir des spécialistes de l’AD du continent, leur parcours, leurs recherches et leurs publications. On a pu le constater, ce sont des chercheurs sérieux et engagés.
R2AD’COM : L’Analyse du Discours en Côte d’Ivoire ? Quelles pratiques, quelles réalités ?
ADLK : La situation précédemment décrite vaut pour la Côte d’Ivoire. Lorsque je rentre de France en 2002, je retrouve Professeur BOHUI D. Hilaire, également spécialiste d’AD (pragmatique des interactions verbales). Nous devons attendre 2008, lorsqu’il accède à la fonction de responsable de l’UP Grammaire et linguistique du département de Lettres Modernes et au grade de Maître de Conférences, pour voir inscrit, sous son impulsion, le cours de linguistique de l’énonciation en L3. Dans la foulée, nous commençons à animer des séminaires d’AD en M1 et M2. Des docteurs formés par le professeur Bohui ont été recrutés dans les universités Alassane Ouattara de Bouaké et Péléforo Gbon Coulibaly de Korhogo. L’AD étend « ses tentacules » sur l’ensemble du territoire. Les initiatives des uns et des autres consolident les acquis et renforcent la prise en charge des doctorants. De plus en plus, nous nous efforçons de nous retrouver dans des projets communs. Je sais que Prof. Bohui (UFHB) travaille sur un phénomène langagier qu’il désigne sous le vocable d’ «avertisseurs communicationnels africains » ; Dr Adou Amadou, à partir de l’engagement politique des acteurs zouglou, tente d’élargir la définition du discours politique. Dr Nanourougo (UFHB) qui inaugure une approche « stylistique et rhétorique » de l’AD avec Dr. Ayémien (UFHB) et Dr Houessou (UAO) travaillent depuis un certain temps sur le discours électoral en Afrique subsaharienne. Personnellement, je m’intéresse toujours à la problématique de l’identité discursive avec ses corollaires d’altérité, de différence et de diversité, notamment au niveau des tendances actuelles, la question du genre (rapports sociaux de sexe) discursif. Comme vous le constatez, « ça bouillonne » et j’en profite pour exprimer ma gratitude à ces jeunes collègues du « Think Thank AD ». C’est un vrai cadre d’échanges, de partages et de questionnements. Nous y passons des moments de qualité sans évaluation des uns et des autres et avec le souci constant de faire/voir avancer les choses. Et je suis la plus heureuse que des plus jeunes m’intègrent dans ce cadre informel.
R2AD’COM : Au vu de l’ensemble des activités déjà menées dans le cadre de votre mandat de Présidente du R2AD et aussi en tant que spécialiste d’Analyse du Discours, peut-on dire que c’est le « moment africain » de l’Analyse du Discours ?
ADLK : Rendons à César ce qui lui appartient. L’expression « moment africain » est de Prof. Marie-Anne Paveau. Lors de la conférence de rentrée du R2AD en octobre dernier, (2021) sur « Le moment africain de l’analyse du discours dite « française » : travaux pionniers et héritages », elle a situé ce moment vers les années 70 avec Prof. Yves Valentin Mudimbe en RDC. D’ailleurs, un article d’Antoine Musuasua Musuasua publié dans le n° 29 de la revue Semen est très instructif sur les débuts de l’AD dans ce pays. Cette conférence de Paveau m’a fait réaliser la nécessité de reconstituer l’histoire de l’AD dans nos pays et sur notre continent : comment s’opèrent les premiers contacts ? Par qui ? Qui sont les pionniers ? Quelles filiations ? Quelles sont les connexions de l’AD avec les autres domaines de la linguistique ? Il devient urgent de répondre à ces interrogations pour mieux comprendre nos pratiques et postures. Et nous y sommes. C’est le lieu pour moi de dire ma gratitude à tous ceux , hors d’Afrique, qui ont compris la vision du R2AD et qui y adhèrent du mieux qu’ils le peuvent. Permettez-moi de citer Prof. R. Amossy (U. de Tel Aviv) et les collègues du groupe ADARR, Prof. Alpha Ousmane Barry (U. Bordeaux Montaigne) et la Prof. Paveau avec qui j’ai l’honneur de codiriger le projet «Analyse du Discours en Afrique Subsaharienne» dont les différentes activités seront annoncées au moment opportun.
Pour revenir à votre question, je propose qu’en lieu et place du vocable « moment africain », l’on évoque le « tournant R2AD » qui a été perçu par les collègues comme un espace de production des idées discursives avec « des outils africains sur les réalités africaines ». Mais c’est vite dit parce que nous sommes tous des produits du Nord. Comment faire autrement? Le vrai défi, c’est de « réinitialiser » nos esprits, questionner nos paradigmes, soigner nos certitudes (Reckia Madougou, 2020), et surtout, accepter de tenter ENSEMBLE, « l’aventure théorique », pour aborder l’indispensable tournant épistémologique de l’AD en Afrique avec le R2AD. Il me semble que cette attitude ne devrait pas se limiter à l’AD. C’est pour cette raison que dans le cadre du PTR-LSCC du CAMES dont j’assure la coordination, nous engageons les chercheurs pour les deux prochaines années 2021-2023 sur le thème: « LA RECHERCHE EN TERMES AFRICAINS. DOCTRINE(S), OBJETS, EPISTEMOLOGIE(S), STRATEGIE(S) ET ATTENTE(S) ».
R2AD’COM : Que nous diriez-vous, si vous deviez résumer les résultats de vos travaux et leur utilité, leur impact sur la société africaine ?
ADLK : Mes recherches sont articulées autour de 3 axes à savoir : (1) les Identités discursives et imaginaires sociodiscursifs ; (2) la Francophonie et les imaginaires linguistiques et enfin (3) la typologie des discours. Je m’intéresse aux lieux discursifs de construction de l’identité plus précisément, à l’identité africaine francophone qui se construit dans un contexte de diversité, d’hétérogénéité et de tensions conceptuelles, culturelles, linguistiques selon diverses modalités discursives que les analyses mettent en exergue (voir publications récentes). Actuellement, j’essaye de faire coïncider mon engagement militant féministe avec ma recherche en questionnant la problématique du genre dans le discours. Comme d’habitude, devant des concepts et pratiques dits d’ailleurs, beaucoup d’Africains et d’Africaines sont réservés devant le féminisme sur lequel il y a à boire et à manger pour tous. Certains tentent des « adaptations » au contexte africain à l’instar de la « féminitude » de Calixthe Beyala ou du « misovirisme » de Wèrè Wèrè Liking… Je questionne les représentations sur le féminisme et je tente de le caractériser à travers le / à partir du contexte africain.
R2AD’COM : Quelles sont vos lectures du moment ? Avez-vous un coup de cœur à partager avec nous ?
ADLK : je relis justement mes coups de cœur de 2021.
-Pour l’AD : L’inquiétude du discours. Textes de Michel Pêcheux choisis et présentés par Denise Maldidier. C’est un ouvrage qui correspond à mon état d’esprit actuel et qui met en exergue la constitution de l’AD à travers le parcours de Pêcheux, fondateur de la discipline. Je redécouvre une « aventure théorique » (Althusser cité par Maldidier) inspirante et surtout, antérieure à la disciplinarisation de l’AD.
-Et un second ouvrage, de développement personnel : Même les aigles ont besoin d’une poussée pour apprendre à voler. Il est de David McNALLY. Très rafraichissant, il incite le lecteur à dépasser ses peurs, pour vivre à la hauteur de ses rêves.
Permettez-moi de terminer mon propos en lançant un appel à tous les spécialistes de l’AD à participer massivement au Congrès de 2023 et qui a pour thème : « L’ANALYSE DU DISCOURS EN CONTEXTE AFRICAIN : UNE ANALYSE DU DISCOURS SITUEE ? » ainsi qu’aux différents prix.
Merci beaucoup au R2AD’COM.
R2AD’COM : Merci Professeure !