
Pour ce numéro, qui poursuit la série des promus à la précédente session du concours du CAMES, nous recevons M. Dorgelès HOUESSOU, Maître de Conférences, spécialiste de Stylistique et d’Analyse du Discours à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, en Côte d’Ivoire. Entretien.
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Bonjour Dr, le R2AD vous adresse ses vives félicitations pour votre inscription sur la liste d’Aptitude à la Maîtrise de Conférences du CAMES. Nous sommes heureux de vous accueillir pour ce nouveau numéro de notre rubrique « le chercheur du mois ». Dîtes-nous, quel est votre sentiment après cette promotion et que représente ce grade pour vous ?
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : Bonjour ! Merci au R2AD pour ses félicitations mais aussi et surtout pour son accompagnement. Être le premier reçu par cette lucarne de chercheur du mois du R2AD pour la nouvelle année n’est pas banal. Un tel réseau est de nature à faciliter les succès dans le domaine qui est le nôtre, tant les anciens y tendent la main aux plus jeunes pour les encadrer et les promouvoir. C’est donc le fruit d’une conjugaison d’efforts et vous me donnez, ici, l’occasion de remercier le réseau. Pour moi, c’est à la fois un honneur et un bonheur que d’y être. Que dire du grade de Maître de Conférences CAMES ? C’est une étape importante dans la carrière de l’enseignant-chercheur africain. Mais aussi gratifiant que cela puisse être, c’est juste une étape. Et pour moi encore plus qui la considère comme une étape administrative. D’ailleurs tous mes maitres m’ont recommandé de ne pas m’arrêter de travailler parce que ce n’est qu’un tournant. Après, pour ceux qui me connaissent, j’ai toujours pensé que le grade comme finalité est déceptif. Le contenu et l’épaisseur épistémologique des propositions que nous faisons aussi bien à l’échelle universitaire qu’à l’horizon social, déterminent réellement l’enseignant-chercheur. Je suis donc heureux d’être promu, mais je reste lucide sur la nécessité de continuer à travailler.
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : présentez-vous à nos membres et sympathisants s’il vous plaît. Votre biographie en quelques lignes ?
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : Je suis diplômé de l’Université Félix Houphouet Boigny. J’y ai soutenu, en 2013, une thèse portant sur les discours d’investiture ivoiriens de 2000 à 2011, sous la direction des professeurs Kouakou Jean-Marie et Kouassi Germain. Après mon passage au lycée de Bettié comme professeur de français, je suis officiellement recruté à l’enseignement supérieur à la session de décembre 2014. Mais j’ai intégré administrativement les effectifs des enseignants-chercheurs du Département de Lettres Modernes de l’Université Alassane OUATTARA en septembre 2015 sur décision du ministère de tutelle chargé alors de dispenser les prises de service. J’y exerce jusqu’à ce jour. Mon premier grade CAMES, celui de maitre-assistant est obtenu en 2018. Le second, celui de maitre de conférences vient d’être acté par les résultats de la 44e session des Comités Consultatifs interafricains (CCI) du CAMES. Je suis responsable de la Cellule Expertise du R2AD et vice-président de l’Observatoire National de la Vie et du Discours Politiques (ONVDP).
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Décrivez-nous votre parcours…
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : Un parcours atypique on va dire… Doctorant, je travaillais initialement sous la direction des professeurs †Zadi ZAOUROU et †KOUASSI Germain. Le premier cité, affaibli par la maladie exigera à ses derniers étudiants de lui proposer un co-encadreur. C’était vraiment un visionnaire voyez-vous ! Cette exigence m’aura évité de nombreuses tracasseries. C’est donc tout naturellement qu’à sa disparition le professeur †KOUASSI Germain hérite seul de la direction de ma thèse. Il est, au moment des faits, en poste à l’Université de Bouaké, et pour des raisons administratives exigeant un directeur résident de l’Université Félix Houphouet Boigny, propose la codirection de ma thèse au professeur KOUAKOU Jean-Marie. Ce dernier accepte aussitôt de me recueillir. Certains ont estimé que faire de l’analyse du discours en lettres modernes et, a fortiori, en stylistique avec un spécialiste de littérature et civilisation française parmi mes directeurs était un double un non-sens. Aujourd’hui, l’histoire leur montre leur erreur. Voir émerger, dix ans après ma soutenance, des spécialistes nominaux de l’analyse du discours au Département de Lettres Modernes de l’Université Félix Houphouet Boigny conforte un peu ce statut de pionnier dont je ne suis pas peu fier. C’est gratifiant de se dire qu’on a été le premier, sinon l’un des premiers à soutenir une thèse en analyse du discours dans ce Département et que de nombreux collègues plus jeunes ont suivi. En prime, les apports de professeur KOUAKOU Jean-Marie dans mes perspectives épistémologiques (il me fait découvrir entre autres Les Catégories d’Aristote) achèvent de me convaincre que ce qui a été présenté comme un double non-sens était, en réalité, un double avantage. J’ai donc eu trois directeurs de thèse en tout, et pas des moindres ! Cela a fait de moi un privilégié que d’avoir des maitres de si grosse pointure et qui poussent au meilleur et au dépassement de soi. Cela peut certainement expliquer mon attachement à l’excellence.
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Un parcours intéressant et riche en productions qui fait de vous aujourd’hui celui qu’on appelle le recordman. En effet, vous êtes le premier africain de l’espace Cames à être admis au grade de Maître de Conférences avec quarante-trois (43) articles scientifiques, sept ouvrages collectifs coordonnés et 28 communications. Que vous inspire ce bilan à mi-parcours et quels sont vos nouveaux challenges ?
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : (Rires…) Pour vous surprendre certains collègues me le reprochent encore!! Beaucoup m’avaient demandé de réduire le nombre de mes publications pour mon dossier de candidature au risque d’échouer. J’ai failli y céder… Mais avoir le soutien du Directeur de Département d’alors, professeur Dadié Djah Célestin et celui de l’ex-Doyen d’UFR, Professeur Azoumana Ouattara (il y en a d’autres que je ne cite pas mais qui se reconnaitront) m’a permis de tenir bon. J’ai trouvé que c’était difficile comme décision, d’autant que non seulement cette production a un coût humain et financier, mais encore je n’aurais pas pu valoriser, par la suite, les publications que j’aurais retirées dans les instances de cette institution. Et puis il y avait ce mythe bien ancré dans les mœurs universitaires africaines selon lequel le CAMES sanctionne ceux qui produisent plus d’articles que demandé pour le grade postulé. Il fallait en finir avec cette rumeur. D’autres rigolent en affirmant que je serai tenu pour responsable si le CAMES demandaient encore plus d’articles à ses candidats… Il est en tout cas évident pour beaucoup, dorénavant, que cette noble institution non seulement ne condamne pas ceux qui ont les ressources pour produire une quarantaine d’articles là où elle en demande une dizaine, mais encore elle n’impose aucune limitation quantitative aux travaux des enseignants-chercheurs.
Que m’inspire ce bilan ? En vrai j’ai publié deux articles par an de 2013 à 2017 comme il était doxiquement admis sous nos tropiques. C’est seulement en 2018 que je décide d’en faire plus. Cela intervient après mon premier voyage en France pour des colloques où je fais des rencontres décisives qui m’encouragent à travailler davantage. Je découvre par exemple des doctorants qui publient énormément, des collègues qui ont publié plus d’une dizaine d’articles par an sans que cela ne suscite le moindre émoi. C’est le déclic ! Vous comprendrez donc que c’est un bilan mitigé sur le plan personnel parce qu’en vérité j’aurais pu faire beaucoup mieux en matière de production. On aura compris que c’est juste par passion et non, comme le pensent des mauvaises langues par souci de gloriole. Je ne poursuivais aucun record. C’est bien par le biais d’une indiscrétion que j’ai appris que ce record était détenu par quelqu’un qui avait produit 35 articles pour sa candidature à la maitrise de conférence au sein de notre CTS des Lettres et Sciences Humaines.
En réalité, ce dont je suis le plus heureux, c’est la disponibilité dont j’ai pu faire preuve à l’égard de ma communauté universitaire. Les collègues me le rendent bien. Ici, comme à l’extérieur, mais encore plus à l’extérieur parce qu’on n’est jamais vraiment prophète chez soi, je bénéficie d’une reconnaissance précoce. C’est la plus grande des satisfactions. Même si je dois apprendre à décliner certaines offres de collaboration pour ne pas être surmené (Rires…). Pour ce qui est de nouveaux challenges, il s’agira juste de poursuivre les mêmes objectifs. Le contexte n’est pas toujours favorable à ce qu’on fait mais la volonté de le faire restera intacte tant que l’énergie nécessaire ne me fera pas défaut.
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Une citation qui vous sert de leitmotiv ?
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : Une pensée d’Aristote : « Nous sommes ce que nous faisons de manière répétée. L’excellence n’est donc pas un acte, mais une habitude ».
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Quels sont les projets que vous portez ou coordonnez actuellement ?
Des projets de production scientifique, il m’en vient quelques-uns à l’esprit. Le premier est imminent car il s’agit d’un numéro de la revue Cahiers de Psychologie Politique dont je suis membre du comité éditorial. Il portera sur les langues comme ressources politiques avec un accent sur les variétés locales du français. Sur invitation de la Présidente du Programmes Thématiques De Recherche (PTR) Langues, Sociétés, Cultures et Civilisations (LSCC), professeure LEZOU-KOFFI Aimée Danielle, je participe aussi comme coordinateur au projet intitulé La Pandémie du Coronavirus (Covid-19) Enjeux, Pratiques, Discours et Prospectives. Il répond à un appel du CAMES à l’attention des coordonnateurs des programmes thématiques de recherche et est relatif aux initiatives de lutte contre le COVID-19 dans l’espace CAMES. Il y a aussi les ouvrages collectifs. L’énoncé phrastique : diversité des champs et des styles et Les théories du complot en contexte africain : entre argumentation, persuasion et manipulation. Les deux autres sont des monographies. Il y a la publication de ma thèse que j’ai maintes fois reportée et une étude portant sur l’argumentation pragma-stylistique de la surnomination politique en Côte d’Ivoire.
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Parlez-nous de votre implication au sein du Réseau Africain d’Analyse du Discours (R2AD) ?
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : Pour ce qui est de mon engagement au sein du R2AD, c’est d’abord par proximité avec la Présidente, professeure LEZOU-KOFFI Aimée Danielle, que j’ai eu le privilège d’être mis dans la confidence du projet de sa création. Les perspectives étaient si intéressantes que j’y ai souscrit sans réserve. La présidente est une travailleuse extraordinaire dont nous jalousons ouvertement les ressources. On se demande quel est son secret de jouvence pour mener de front autant de projets, et cela nous aide à la prendre en exemple. C’est donc elle qui m’a fait l’honneur de participer à l’organisation des journées de lancement du R2AD, et de me confier l’animation des deux séminaires portant sur l’écriture scientifique réalisé par le réseau. Elle a aussi confié à la maison d’édition dont j’assure la direction (ONVDP Éditions) la publication du second tome jeune chercheurs des actes des journées d’étude et de lancement du R2AD. En plus de cela, d’un point de vue administratif, il y a la « Cellule expertise » dont j’ai la charge avec mon binôme et frère Ibrahima Ba, du Sénégal. Nous travaillons à développer le carnet d’experts de notre réseau à travers des conventions, entre autres, tout en mettant à la disposition des structures publiques et privées les compétences spécifiques liées à nos travaux sur le discours.
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Avant de nous dire votre dernier mot, pourrait-on savoir les lectures qui retiennent votre intérêt en ce moment.
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : De la poésie avant tout. Elle ne me quitte pas d’un pas. Le livre du moment est de Maxime N’Débéka et s’intitule Toi, le possible chimérique. C’est un délice du genre. En matière d’essai, je déguste actuellement Ernesto DJÉDJÉ, une poésie, une culture initiatique, une philosophie de l’art musical du professeur Emmanuel TOH BI, spécialiste de poésie négro-africaine, poète et chroniqueur. Ce livre est sorti il y a peu, et l’auteur m’a fait le privilège de m’en faire la primeur. Il donne le change à un autre intitulé La fonction critique de l’art : dynamiques et ambiguïtés sous la direction d’Évelyne Toussaint. Les humanités sont tellement méprisées sous nos tropiques que ce sont là des lectures réconfortantes qui mettent en parallèle la dualité aérienne et matérialiste de l’art et de son exégèse. Tant qu’on refuse de voir que la pensée sur l’homme et son œuvre est fondamentale pour notre société, on se ferme à la richesse matérielle dont l’art est un conducteur privilégié en somme. Pour ces contempteurs des humanités qui l’ignorent sans aucun doute, la franchise Harry Potter basée sur les livres de l’écrivaine britannique J.K. Rowling, ancienne professeur de français, représente aujourd’hui 25 milliards de dollars, soit plus du tiers du PIB de la Côte d’Ivoire.
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Un appel à lancer ?
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : Je crois que la recherche universitaire en Afrique noire manque de financement. Les ressources humaines sont excellentes certes, mais notre compétitivité est en berne en raison de la faiblesse des budgets. On croit à tort que tout doit être fait par les gouvernants mais la recherche en Occident est aussi financée par les entreprises et des citoyens lambda. Pour exemple, l’an dernier l’Université de Western Michigan, aux États-Unis, a reçu un don de 550 millions de dollars, soit environ 300 milliards de nos francs de la part de donateurs anonymes, c’est-à-dire quasiment le budget annuel du ministère de l’enseignement supérieur ivoirien. L’histoire raconte que ce don est l’œuvre d’anciens étudiants… De tels exemples sont légion partout ailleurs mais c’est surtout une question de perception sociale de la chose scientifique. Je crois qu’il est utile de rappeler cela, de rappeler que la recherche universitaire a besoin de financement et que cela n’est pas seulement l’affaire des politiques de financer les groupes de recherches.
𝓡2𝓐𝓓’𝓒𝓸𝓶 : Votre mot de fin ?
𝐃𝐨𝐫𝐠𝐞𝐥è𝐬 𝐇𝐎𝐔𝐄𝐒𝐒𝐎𝐔 : Merci au comité électif chargé de désigner le chercheur du mois d’avoir pensé à ma modeste personne. Merci à la cellule communication qui fait un travail remarquable dans le sens de la visibilisation des pairs et de leurs travaux. Merci à la Présidente du R2AD pour la confiance toujours renouvelée. Aux plus jeunes chercheurs qui, me prenant en exemple, ont compris qu’il ne faut se laisser brider par aucun diktat doxique sur la production scientifique, j’adresse mes plus vifs encouragements. Notre tâche est d’autant plus grande qu’il y a aussi ce mythe des chercheurs qui ne trouvent rien à enterrer définitivement. Bonne et heureuse année à tous et à bientôt.
Merci Docteur
CELCOM R2AD